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– Comment quelqu’un pourrait-il accéder à notre adresse e-mail ? demandai-je à Cynthia.
Celle-ci regardait fixement l’écran, assise devant l’ordinateur. À un moment donné, elle posa le doigt sur le message, comme si le toucher lui en apprendrait plus sur son auteur.
– Mon père, murmura-t-elle.
– Quoi, ton père ?
– Quand il est venu déposer le chapeau. Il a pu monter, fouiller cette pièce, allumer l’ordinateur, chercher notre adresse e-mail.
– Cynthia, répliquai-je d’un ton prudent, on ne sait pas si c’est ton père qui a déposé ce chapeau. On ne sait pas qui l’a laissé ici.
Je repensai à la théorie de Rolly, et aux soupçons qui m’avaient brièvement traversé l’esprit, selon lesquels Cynthia aurait déposé ce chapeau elle-même. Et durant un court instant, pas plus, je songeai combien il était facile de constituer une adresse hotmail puis de s’envoyer un message.
Arrête un peu ça, me dis-je.
Puis, sentant Cynthia hérissée par ma remarque, j’ajoutai :
– Mais tu as raison. Quelle que soit la personne qui est entrée dans notre maison, il ou elle a pu monter à l’étage, fouiner, lancer l’ordinateur et trouver notre adresse e-mail.
– Alors il s’agit du même individu. Celui qui m’a téléphoné, que tu disais être un cinglé, est le même que celui qui a envoyé ce message, et le même que celui qui s’est introduit ici pour déposer le chapeau. Le chapeau de mon père.
Cela me paraissait logique. C’est le reste qui m’inquiétait : qui était cet individu ? Avait-il assassiné Tess ? Était-ce l’homme que j’avais repéré avec le télescope de Grace l’autre soir, en train d’observer la maison ?
– Et il parle encore de pardon, reprit Cynthia. Il répète qu’ils m’ont pardonné. Pourquoi insister autant ? Et qu’est-ce que ça veut dire : « Ça ne sera plus très long » ?
Après un geste d’ignorance, je montrai l’écran du doigt.
– Et cette adresse. Une suite de chiffres sans queue ni tête.
– Pas sans queue ni tête, rétorqua Cynthia. C’est une date. Le 12 mai 1983. La nuit où ma famille a disparu.
– On est en danger, constata Cynthia ce soir-là.
Elle était assise dans le lit, les couvertures remontées jusqu’au menton. Je regardais justement par la fenêtre de la chambre, jetant un dernier coup d’œil à la rue avant de la rejoindre sous les draps. Une habitude que j’avais prise depuis une semaine.
– On est en danger, répéta-t-elle. Et je sais que tu penses comme moi, même si tu ne veux pas en parler. Tu as peur de m’affoler, que je pète un câble.
– Je n’ai pas peur que tu pètes un câble, Cynthia.
– Mais tu n’es pas prêt à affirmer qu’on ne risque rien. Tu es en danger, je suis en danger, Grace est en danger.
Comme si je ne le savais pas. Inutile de me le rappeler.
– Ma tante a été assassinée, poursuivit Cynthia. Le détective que j’ai – que nous avons – engagé pour découvrir ce qui est arrivé à ma famille a disparu. Grace et toi avez vu un homme observer notre maison. Une personne est entrée chez nous, Terry – mon père, ou quelqu’un d’autre –, et a laissé ce chapeau, allumé notre ordinateur.
– Ce n’était pas ton père, Cyn.
– Tu dis ça parce que tu sais qui est venu ici ou parce que tu penses que mon père est mort ?
Je ne répondis pas.
– À ton avis, pourquoi le département des véhicules n’a aucune trace du permis de conduire de mon père ? Pourquoi la Sécurité sociale n’a aucune trace de lui non plus ?
– Je n’en sais rien, répliquai-je avec lassitude.
– Tu crois qu’Abagnall a découvert quelque chose sur Vince Fleming ? Il a bien dit qu’il voulait se renseigner à son sujet, non ? C’est peut-être ce qu’il faisait quand il a disparu. Si ça se trouve, M. Abagnall va bien, mais comme il file Vince, il n’a pas la possibilité d’appeler sa femme.
– Écoute, la journée a été longue. Essayons de dormir.
– Jure-moi que tu ne me caches rien d’autre, implora Cynthia. Comme tu l’as fait pour la maladie de Tess. Ou pour l’argent qu’elle avait reçu.
– Non, je ne te cache plus rien. Je t’ai montré l’e-mail, non ? J’aurais pu l’effacer, et ne jamais t’en parler. Mais je suis d’accord, on doit se montrer prudents. Les portes sont équipées de verrous neufs, plus personne ne pourra entrer. Et je te laisserai accompagner Grace à l’école sans t’embêter.
– Mais d’après toi, qu’est-ce qui se passe ?
Sa façon de me poser la question, d’un ton presque accusateur, me donna l’impression qu’elle me soupçonnait de lui dissimuler encore quelque chose.
– Bon Dieu, comment veux-tu que je le sache ? ripostai-je sèchement. C’est pas ma famille qui a disparu de la surface de la Terre, merde !
Cynthia en resta estomaquée. Et moi tout autant qu’elle.
– Excuse-moi. Je suis désolé. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Simplement, tout ça finit par nous taper sur le système.
– Mes problèmes finissent par te taper sur le système, rectifia-t-elle.
– Non, c’est faux. Écoute, on devrait peut-être partir quelque temps. Tous les trois. Grace manquerait l’école. Je pourrais me débrouiller avec Rolly pour prendre quelques jours, il me trouvera un remplaçant, tout le monde comprendrait que…
Repoussant les couvertures, Cynthia sortit du lit.
– Je vais dormir dans la chambre de Grace. Je veux être sûre qu’elle ne risque rien. Il faut bien faire quelque chose.
Je me tus tandis qu’elle emportait son oreiller sous son bras et quittait la pièce. J’avais mal à la tête, et me dirigeais vers la salle de bains pour prendre un cachet dans l’armoire à pharmacie, lorsque j’entendis courir dans le couloir.
Avant même de s’encadrer dans la porte, Cynthia cria :
– Terry, Terry !
– Quoi ?
– Elle n’est pas là. Grace n’est pas dans sa chambre. Elle a disparu !
Je la suivis vers la chambre de notre fille, allumant les lumières au passage, puis la dépassai pour y pénétrer avant elle.
– J’ai déjà regardé ! s’exclama Cynthia. Elle n’est pas là !
– Grace !
J’ouvris son placard, vérifiai sous le lit. Les vêtements qu’elle avait portés durant la journée étaient entassés sur la chaise devant son bureau, le courus à la salle de bains, écartai le rideau de la baignoire, qui était vide. De son côté Cynthia était allée voir dans la pièce où se trouvait l’ordinateur. Nos chemins se croisèrent sur le palier.
Aucune trace de notre fille.
– Grace ! hurla de nouveau Cynthia.
D’autres lumières furent allumées à mesure que nous descendions l’escalier quatre à quatre. Ce n’est pas vrai, me répétai-je. Ce n’est pas vrai, ça n’est pas arrivé.
Cynthia se rua sur la porte du sous-sol, cria le nom de notre fille dans le noir béant. Pas de réponse.
Alors que j’entrais dans la cuisine, je vis la porte de derrière, munie de son verrou tout neuf, légèrement entrebâillée.
Mon cœur s’arrêta de battre.
– Appelle la police, dis-je à Cynthia.
– Oh, mon Dieu, gémit-elle.
J’éclairai la lampe extérieure tout en ouvrant la porte en grand, puis me précipitai pieds nus dans le jardin.
– Grace !
Alors j’entendis une voix. Une voix irritée.
– Papa, éteins cette lumière !
Sur ma droite, j’aperçus Grace en pyjama au milieu de la pelouse, derrière son télescope pointé vers le ciel étoilé.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle.
Cynthia et moi aurions pu, et sans doute aurions dû, prolonger notre congé, surtout après la nuit que nous venions de vivre. Mais nous étions tous deux retournés au travail le lendemain matin.
– Je suis vraiment désolée, répéta Grace pour la centième fois en avalant ses Cheerios.
– Ne nous fais plus jamais un coup pareil, gronda Cynthia.
– J’ai dit que j’étais désolée.
Cynthia avait quand même fini par dormir avec elle. Elle n’était pas prête à laisser sa fille sans surveillance.
– Tu ronfles, tu sais, lui apprit Grace.
Pour la première fois depuis un bout de temps, j’avais envie de rire, mais je réussis à me retenir.
Comme d’habitude, je partis le premier. Cynthia ne me dit pas au revoir et ne m’accompagna pas à la porte. Elle n’avait pas oublié notre dispute avant la fausse alerte de Grace. Juste au moment où nous avions besoin de nous serrer les coudes, un fossé invisible se creusait entre nous. Elle persistait à me soupçonner de lui cacher des choses. Et j’éprouvais à son égard un malaise que je m’expliquais mal moi-même.
Cynthia pensait que je lui reprochais nos ennuis récents. On ne pouvait nier que son histoire, son fameux « vécu », hantait nos jours comme nos nuits. Et peut-être lui en voulais-je, d’une certaine manière, même si elle n’était en rien responsable de la disparition de sa famille.
Notre seule inquiétude commune concernait bien entendu la manière dont tout cela affectait Grace. Et le moyen que notre fille avait choisi pour se sortir de l’angoisse existentielle de la maisonnée – si perturbante que fût l’idée d’un astéroïde destructeur constituant en fait une sorte d’échappatoire – était justement devenu le catalyseur d’une nouvelle crise.
Mes élèves furent remarquablement sages. Des rumeurs avaient dû circuler sur les raisons de mon absence. Un décès dans la famille. Les lycéens, comme la plupart des prédateurs naturels, mesurent en général la faiblesse de leur proie, et l’utilisent à leur avantage. D’après les échos, ils avaient agi ainsi avec la femme recrutée pour me remplacer. Elle bégayait très légèrement, une infime hésitation sur le premier mot de certaines phrases, mais assez perceptible pour que les gosses se mettent tous à l’imiter. Manifestement, elle était rentrée chez elle en larmes le premier jour, me racontèrent pendant le déjeuner d’autres professeurs, sans aucune trace de sympathie dans la voix. C’était la jungle dans ce lycée, seuls les forts en réchappaient.
Mais ce jour-là, ils me laissèrent en paix. Non seulement ceux du cours d’écriture créative, mais également mes deux classes de littérature. À mon avis, leur attitude ne s’expliquait pas uniquement par respect pour mes sentiments – à vrai dire, ça devait même très peu compter. Ils ne firent pas les singes parce qu’ils guettaient chez moi les signes d’un comportement différent, comme verser une larme, m’énerver contre un élève, claquer une porte, que sais-je.
Mais je ne fis rien de tel. Et ne devais donc m’attendre à aucune considération particulière le lendemain.
Jane Scavullo traîna en arrière tandis que les élèves de mon cours du matin quittaient la salle de classe.
– Désolée pour votre tante, dit-elle.
– Merci. En fait, c’était la tante de ma femme, même si je me sentais très proche d’elle.
– Peu importe.
Et elle rattrapa les autres.
Au milieu de l’après-midi, je suivais le couloir de l’administration lorsqu’une des secrétaires sortit en trombe d’un bureau et pila net en me voyant.
– J’allais justement vous chercher. J’ai appelé en salle des profs, mais vous n’y étiez pas.
– Non, puisque je suis ici, répliquai-je.
– Téléphone pour vous. Je crois que c’est votre femme.
– Très bien.
– Vous pouvez la prendre dans mon bureau.
– Merci.
Je la suivis et elle me désigna un poste téléphonique. Un des boutons clignotait.
– Pressez celui-ci.
Je saisis le combiné.
– Cynthia ?
– Terry, je…
– Écoute, j’allais t’appeler. Excuse-moi pour hier soir. Pour ce que je t’ai dit.
La secrétaire se réinstalla derrière son bureau, feignant de ne pas écouter.
– Terry, il…
– On devrait engager un autre type. Je veux dire, je ne sais pas ce qui est arrivé à Abagnall, mais…
– Terry, ferme-la, coupa Cynthia.
Je la fermai.
– Il est arrivé quelque chose, reprit-elle d’une voix basse, presque essoufflée. Je sais où ils sont.